Une journée sans fin,la meme en boucle..


Il en fait quoi, de sa journée, le clochard ? N'importe quel Café des Sports te fournira la réponse : rien, les clodos n'en branlent pas une, y z'attendent que les autres bossent pour eux, et que si c'était moi, etc, etc...

Laisse-les donc à leurs 51 et occupe toi plutôt de tes affaires. La journée démarre de bonne heure, la grasse matinée sous un porche ou dans un parking ce n'est pas le pied. Et il vaut mieux dégager vite fait de son coin pour ne pas se faire repérer. De plus il y a toujours un coup de frais juste avant le lever du jour. La rosée, c'est romantique si tu la découvres après avoir passé une bonne nuit au chaud et t'être enfilé un solide p'tit déj'.

En guise de café/croissant, un coup de rouge fera tout aussi bien l'affaire si tu es fauché. Pas de ta faute si le petit noir coûte aussi cher qu'un litre et demi de Villageoise. D'ailleurs tu peux prendre la direction de l'épicerie la plus proche pour refaire le ballast.

Selon la ville où tu crèches, il faut organiser ta tournée pour les casse-croûtes. On commence enfin à voir des distributions très tôt le matin mais c'est encore rare. Si tu as des démarches à faire dans les bureaux, il faut absolument les faire dès l'ouverture.
« la grasse matinée sous un porche ou dans un parking ce n'est pas le pied »
Ce n'est pas croyable le nombre de démarche que tu dois faire ! Certes il est très facile de constituer un dossier pour obtenir le RMI, mais cela signifie qu'il y aura le fameux suivi. Ce suivi consiste en fait à te demander sans arrêt un autre papier à aller chercher à l'autre bout de la ville. Ou alors à devoir te présenter dans un bureau pour prendre un rendez-vous afin de rencontrer quelqu'un qui t'orientera vers le service qui saura à qui t'envoyer pour que tu puisses espérer avoir une aide exceptionnelle de 50 balles qu'il te faudra retirer à une caisse qui a de fortes chances de ne pas être dans le même bâtiment. De toute façon, quand tu finiras par la trouver, cette bon dieu de caisse, tu seras forcément en dehors des horaires. Il n'est pas non plus impossible que quelqu'un dans le lot ait oublié de te donner le bon papier. Et pendant que tu somnoles dans la moitié des salles d'attente de la ville ou que tu te perds dans les étages, tu rates les distributions de casse-croûte.

SDF, ce n'est pas un métier facile. Dire qu'il y en a encore qui croient qu'on s'amuse...

Tous les trajets se font à pied. Trop de monde dans les transports en commun pour leur imposer ta crasse et ton odeur. Parce que tu as beau faire, aller régulièrement aux vestiaires, ces distributions de vêtements par les associations, dans le meilleurs des cas tu ne changeras de linge que deux fois par mois. Même en supposant que tu prennes une douche par semaine dans une Boutique de solidarité, tu as bien conscience que ce n'est pas ce qui se fait de mieux en matière d'hygiène. La dernière brosse à dent que tu as embrassée, ça remonte à ... pfuu.

Si tu as fait des noeuds avec l'administration et que tu dois te taper une séance de bureaux, il est préférable de te scotcher dans un asile ou un foyer le temps de tout remettre en ordre. Ainsi tu pourras facilement être à peu près propre et relativement reposé, sans compter que tu es assuré de croûter à ta faim.

Cette crasse, elle en fait du dégât. Tu seras au mieux présentable, mais de là à prétendre être propre... D'autant que l'hygiène n'est pas ta préoccupation principale.
Bien que la seule solution pour continuer à vivre soit d'ignorer cette hygiène lamentable, cela n'arrête pas de te jouer des tours. Descendre du bus bien avant ta destination parce qu'il commence à y avoir du monde. Faire brusquement demi-tour alors que tu as déjà posé ta main crasseuse sur la poignée de porte d'un bureau ou d'un magasin. Changer d'itinéraire parce qu'il y a trop de passants sur ta route. T'enfuir d'une salle d'attente parce que le chauffage libère les odeurs. Plus généralement refuser énergiquement toute idée de soins médicaux.

Autre conséquence méconnue de ton odeur de fauve en rut, elle te maintient fermement dans ta condition de clochard. Pas seulement au nez des autres mais aussi au tien. Sale tu es, clochard tu resteras.

Tes premiers jours à la rue tu les passes seul et, selon ton caractère, ces premiers jours peuvent durer de nombreuses semaines. Tu peux ainsi rester très longtemps sans prononcer une seule parole. Jusqu'à en perdre presque complètement la maîtrise. Afin de limiter la casse tu peux rejoindre quelques collègues pour y discuter le bout de gras. La cotisation pour avoir accès au club est raisonnable puisque avec un litre de picrate et quelques mégots tu auras tes entrées partout.

Qu'est-ce qu'ils se disent, les cloches ? Des histoires de cloches, évidemment. Beaucoup de renseignements pratiques sur l'actualité locale en matière de social. Du rêve aussi.
Tu t'inventes un futur, grossièrement invraisemblable mais cela n'a aucune importance, c'est juste histoire de parler. Surtout, tu te réinventes un passé, tu te construis un personnage auquel tu te raccroches farouchement. Puisque tu as jeté ton ancienne vie par-dessus bord, il faut bien t'en procurer une autre, non ? Alors autant te la faire sur mesure. Accessoirement, cela sert aussi à tester le baratin que tu serviras au prochain service social que tu visiteras.

Le mensonge, la vantardise n'ont pas cours dans la rue. Il n'y a qu'une seule et même histoire inlassablement réécrite en fonction de l'auditoire et des circonstances. Il s'agit d'exister. Parvenir à se faire une idée approximative de la réalité dissimulée derrière le flot de paroles demande énormément de temps, de chance et d'empathie. De résistance aussi, car la souffrance y est omniprésente.

Il n'est pas certain que ceux qui parlent de suicide social à propos des clochards aient vraiment réfléchi à ce que recouvre cette expression.

Les amis de rencontre changent très souvent. Le SDF est très mobile et change fréquemment de ville. L'instauration du RMI a un peu calmé le jeu à cause des délais avant de pouvoir toucher son fric, mais le fichier des voyageurs sans billet de la SNCF rappellera que l'appellation de vagabond n'est désuète que dans le langage courant.

Ce qui pousse à changer de ville ? Une météo trop nulle.
Être triquard (interdit) dans trop de rades (bistrots) pour cause d'ardoises ou de dégâts.
Avoir trop tiré sur la corde dans les bureaux d'aide sociale. Avoir fait une vacherie de trop à un collègue.
Être trop dominé par un autre.
En avoir trop marre et aller voir ailleurs si la vie y est plus facile. Être trop naïf et croire qu'ailleurs c'est mieux.
Être trop mal dans sa peau et chercher une issue.


Être clochard présente des avantages. Notamment du temps pour réfléchir. Tu peux t'essayer à une petite expérience très instructive. Tu t'organises pour faire tout ton boulot le matin et tu te gardes les après-midi pour philosopher et introspecter. Une petite sieste pour digérer le pâté de foie, un coup de rouge pour te rebrancher les synapses, et c'est parti.

En tant que clodo, tu peux t'asseoir absolument où tu veux tant que tu n'empêches pas les voitures de passer. Dont acte. Pose ton cul quelque part et regarde. Pour voir quoi ? Les non-exclus, évidemment. Ils sont fascinants à observer. En tout clochard il y a un entomologiste qui sommeille.

Tu seras rapidement capable de discerner tout ce que notre mode de vie nous impose de comportements soigneusement codifiés. Commence par du facile, l'habillement par exemple. Laisse les gens défiler devant toi sans chercher à apercevoir les détails.
Ce qu'il te faut, c'est acquérir une vision statistique si la chose existe en ophtalmologie. Bientôt tu seras en mesure de ranger les passants dans des grosses boîtes. Prolos, bourges, vieux, ados, des trucs comme ça. Puis l'échantillon observé prenant de l'ampleur, tu utiliseras des boîtes plus petites. Et hop, voilà ta population test détaillée en employés, chefaillons, cadres, chômeurs longue durée et autres. Une pratique assidue gommera peu à peu les erreurs et n'hésite pas à poser la question de temps en temps pour recadrer tes estimations. Les gens, surpris, te répondront souvent.

Tout ça à partir de la fringue ? Eh oui, c'est dire si les codes vestimentaires sont puissants. N'oublie pas de t'appliquer la méthode : un seul coup d'oeil sur ton vieux manteau graisseux et tout le monde t'identifie instantanément en tant que clochard. Tu peux utilement étendre ton étude : langage corporel, comportement de séduction, de domination/soumission, de reconnaissance, etc, etc... Tu peux aussi essayer de croiser différents critères pour voir ce qui rentre dans tes boîtes. Si l'INSEE était futée elle recruterait en priorité des clochards.

Si la chose t'intéresse, tu peux tenter une vérification qui te donnera matière à réflexion. La manip est cependant illégale et connue des services de police sous le nom de grivèlerie. Maintenant, c'est à toi de voir, hein, je ne te connais pas et on ne s'est jamais rencontré, toute ressemblance entre le paragraphe qui suit et la réalité ne peut être que fortuite, etc.

Quand tu iras faire un vestiaire au Secours Populaire, demande donc un "uniforme" de cadre sup tel que tu l'auras identifié. Ils ont ça en magasin, t'inquiète pas, même s'ils peuvent être surpris par la précision de tes besoins. Ensuite, astique-toi consciencieusement la couenne dans une Boutique de Solidarité et pour finir fais-toi faire une subtile coupe de cheveux dans une école de coiffure. Il ne te reste plus qu'à adapter soigneusement ton geste et ton langage à ton plumage et voilà : tu ES cadre sup.

Pour quelques heures, la société t'acceptera en son sein d'après ta seule apparence. Profites-en donc pour te taper un bon resto hors de prix. Pour sortir tu n'auras qu'à dire que tu as laissé ton porte-cartes dans la voiture garée juste en face, ce n'est pas ça qui ruinera le restaurateur. Aucun risque qu'il te reconnaisse par la suite sous ton costume de clochard. Réfléchir aux enseignements à tirer de cette petite expérience t'occupera un bon moment, mais tu comprendras mieux comment fonctionne la société. Et accessoirement l'exclusion.

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