Une vie à la dur...


N'importe quel CRS te le confirmera, le pavé, même breton, manque de tendresse. Avant d'y élire domicile il convient de bien réfléchir.

Tes premières nuits à la dure t'ont peut-être rappelé quelques souvenirs de camping ou de service militaire. Mais l'armée prend généralement soin de ses hommes et le camping, même sauvage, reste très civilisé.

La sagesse populaire installe le clochard sous les ponts. Laisse tomber, la sagesse populaire est une belle salope ! La nuit, sous les ponts, on ne rencontre que des individus plus ou moins dangereux qu'il convient d'éviter si tu accordes quelque valeur à ton intégrité physique et morale.

De toute façon, tu ne te considères pas comme clochard. Pas encore. Tu es momentanément dans la gêne. Même si pour tous ceux que tu croises le colis est déjà emballé et étiqueté.

Tu as déjà eu du mal à accepter la distribution de casse-dalle, tu n'es pas encore mûr pour te présenter à la porte des asiles de nuit. Tu te crois capable de te débrouiller pour trouver un coin tranquille pour dormir. Cela te passera mais seule l'expérience te convaincra. Là aussi il s'agit d'un rite initiatique.

Tu constates vite que les endroits discrets auxquels tu penses sont tous sur le trajet des patrouilles de flics et qu'ils contrôlent systématiquement les petits nouveaux. Ils ont une technique très au point pour te réveiller sans prendre de risque et seuls les plus téméraires te fileront des coups de rangers dans les côtes. N'espère pas être embarqué pour finir la nuit dans la chaleur du poste de police, dès qu'ils constateront qu'ils ont affaire à une cloche qui n'est pas recherchée ils te laisseront te rendormir. Jusqu'à la prochaine patrouille.

Pour les éviter, pas d'autre solution que d'abandonner le domaine public pour investir le secteur privé. Parking, hall d'entrée, immeuble en construction, voiture mal fermée, tout est envisageable. Reste dans le centre ville, les quartiers pavillonnaires sont pleins de chiens dangereux et de beaufs méchants.

La difficulté consiste à trouver une place qui ne soit pas déjà occupée. C'est que, vois-tu, il y a plusieurs dizaines de milliers de SDF qui se partagent les bons coins . Alors, le petit dernier...

Si tu parviens à trouver un endroit peinard, ne t'avise pas de le saloper en pissant partout comme un chien marquant son territoire. Au hasard de tes promenades, repère bien les pissotières et surtout les chiottes Decaux. Le problème avec les pissotières, c'est que c'est le lieu de rencontre préféré de toute une faune qui assume mal ses préférences sexuelles. Remarque que tu peux mettre à profit tes mésaventures pour comprendre ce que ressent une femme devant supporter les plaisanteries du beauf moyen... Heureusement pour toi, la sous-alimentation chronique rendra ton utilisation des chiottes plus espacée.

En attendant d'être fin prêt à entrer en asile de nuit, essaie le carton. On en trouve facilement et cela fait vraiment une différence comme matelas, comme coupe-vent et pour se croire dissimulé. Pour lutter contre le froid, ramasse un vieux journal et glisse-le sous ton blouson. C'est un peu bruyant tant que le papier n'est pas imprégné de crasse mais c'est très efficace.

A propos de température, peut-être as-tu remarqué que les clochards empilent souvent les pulls sous plusieurs manteaux même au plus fort de l'été. Outre le fait que c'est la façon la moins fatigante de transporter ses affaires, c'est surtout que la sous-alimentation et la fatigue provoquent une sensation de froid permanente. Un état de manque si tu préfères. Tu seras surpris du temps qu'il te faudra pour arrêter de trembler même en plein mois d'août. Le froid n'est pourtant pas le plus grand ennemi du SDF, contrairement à ce que la mobilisation hivernale des médias pourrait laisser penser. Dans la rue il n'est de pire ennemi que la pluie.

Fini les mégots ramassés aux arrêts de bus. Terminé le carton. Oubliée la douceur des vêtements certes puants mais secs.
Pour couronner le tout l'humidité multiplie les déperditions de chaleur, comme si tu n'avais pas assez de tremblements comme ça. Et n'espère pas taper les passants d'une piécette sous la pluie. Ce n'est pas le froid qui rempli les asiles de nuit, c'est la pluie. Quelle que soit la saison, n'en déplaise à ceux qui ferment les abris neuf mois sur douze.

C'est ainsi qu'après être passé plusieurs fois devant les bureaux d'inscription tu finiras par sauter le pas, trempé comme une soupe. Toute honte ravalée : avoir un lit retenu à ton nom dans un asile de nuit est une preuve. Irréfutable. Le SDF médiatiquement correct n'est qu'un vulgaire clodo. Ton ego s'en remettra peut-être un jour mais c'est pas gagné d'avance...

Ce qui se passe derrière les portes de l'asile de nuit est présenté dans une autre partie. Ici tu retiendras surtout que tu viens de passer brillamment ton diplôme de fin d'études. Une fois accepté le fait que ton statut de SDF masque une réalité de clochard tu seras en mesure de te débrouiller pour survivre dans la rue.

Agrégation en poche, il est temps de songer à ton insertion professionnelle. L'alcool est un bon parcours.

Dans la rue comme ailleurs existe tout un ensemble de comportements destinés à affirmer l'appartenance à un groupe. Le litre de rouge mis en commun y fait office de salon de thé, le mégot partagé tient lieu de petits fours. C'est l'endroit où l'on se reconnaît et où l'on communique, activités sociales hautement recommandées par ailleurs. Les reprocher aux SDF ?

La rue ne fait que transcrire dans son langage l'ensemble des pratiques à la base de toutes sociétés. En comprendre les règles et la morale demande beaucoup de temps et de lucidité. C'est là que le bât blesse. Le temps de la rue n'a rien de commun avec l'autre, le normal.
Vivre au jour le jour suppose l'absence de lendemain, où demain n'est pas le futur mais l'heure qui suit. Le concept de projet n'y existe que comme légende sans cesse renouvelée. Quant à la lucidité, elle est fortement tributaire de la quantité d'alcool absorbée. S'il est facile aux braves gens de reprocher aux SDF leur abus de vin de divers pays de la communauté européenne, il est plus rare que ces bonnes âmes comprennent que c'est aussi une condition de survie.

Chaque mort de froid relance ce pseudo-débat, scientifiquement cautionné par des toubibs qui feraient mieux d'ouvrir plus souvent leur porte aux sans-abri qu'aux médias complaisants. La vérité vraie, celle qui se vérifie au quotidien sur le terrain, c'est que l'alcool est indispensable pour tenir. Pas question de nier les dégâts qu'il entraîne en cas d'abus, mais impossible de taire son utilité.

Essaye donc de passer une nuit dehors sans avoir mangé auparavant. Avant longtemps tu seras frigorifié, secoué de tremblements incoercibles, obsédé par l'idée d'avaler quelque chose. Un morceau de pain ? Moins facile à transporter qu'un kil de rouquin (litre de vin rouge). Et ça ne procure aucune sensation de chaleur.

Le coup de rouge, lui, réchauffe le coeur. Illusion physiologique peut-être, mais salutaire réalité immédiate. Avant la fin de la nuit tu seras suffisamment embrumé pour oublier tous les malheurs du monde, voire les tiens. Rien que pour ça l'alcool est irremplaçable.

L'alcool est dangereux pour la santé ? Met la vie en danger ? Eh oh, es-tu bien sûr que ce soit l'alcool qui représente le plus grand risque pour le SDF ? Dans la rue, meurt-on plus de cirrhose que de malnutrition, détresse, usure ou solitude ? Quel médecin inscrira "misère noire" comme cause de décès ?

Le sans-abri ne fait certes pas de vieux os mais la picole ne vient pas en tête de liste. Le mondain tête bien plus que le clodo qui fouille ses poubelles et personne ne pense à le marquer au fer rouge. Y aurait-il hypocrisie sous roche ?

Bois donc ton canon et contente-toi d'éviter les abus. Quel intérêt d'être exclu si c'est pour n'avoir pas conscience de ton état à cause de l'alcool ?

Quant à la drogue, elle est rare dans l'exclusion. Beaucoup trop chère, mon fils. Même la barrette de shit est hors de portée du clodo moyen. Pour t'en procurer tu serais obligé de sauvageonner et RACHIDA est déjà bien assez *** comme ça pour ne pas lui fournir d'arguments. En outre, c'est très mal vu chez les pros de la rue : la drogue, c'est pas pour les vrais clochards. Quel intérêt d'être exclu si c'est pour se bricoler la perception de son environnement ?

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