Vieux avant l'heure..


Quelques années d'exclusion véritable complétées par un peu de précarité bien comprise, tu dois te douter que ça laisse des cicatrices. Bingo ! A vue de nez, comme ça, sans te demander de te déshabiller et de monter sur la balance, on ne risque pas grand chose en affirmant que tu viens de perdre au moins dix bonnes années d'espérance de vie. Difficile d'être plus précis, les statistiques n'existent pas. Les recherches non plus d'ailleurs, quel chercheur voudrait s'intéresser à un tel sujet ?

Les seuls chiffres "disponibles" sont ceux collectés par le SAMU Social. Les guillemets renvoient à la page qui critique éhontément cette magnifique réalisation.

La principale leçon à retenir est qu'un exclu ne peut jamais être dans la force de l'âge, quel que soit son âge. Avant que tu puisses être en état de bosser 35 heures par semaines pendant plus d'une semaine, il va s'en passer des choses passionnantes dans le monde.

« on ne risque pas grand chose en affirmant que tu viens de perdre au moins dix bonnes années d'espérance de vie »

Et le boulot n'est pas tout, il y a l'après. Là non plus ce n'est guère brillant. Même si on laisse de côté courbatures et épuisement qui te font t'effondrer sur ton lit sitôt ta journée finie, tu ne dois pas oublier que se retrouver seul dans ton gourbis après avoir passé la journée entouré de collègues ce n'est pas vraiment le pied.

Le soir, c'est le moral qui trinque. Et salement. D'avoir côtoyé des gens normaux pendant quelques heures t'a fait voir le gouffre qui te sépare d'eux. Bonne occasion de réfléchir sur la signification intrinsèque du mot exclusion. Les autres, quand ils enfilent le bleu le matin, ils ont une soirée à raconter. Mais toi, qu'est-ce que tu peux dire : ta gamelle de pâtes ? Et le soir à la débauche, ils sont pressés tes collègues, ils ont une vie à retrouver. Mais toi, à part ta gamelle de pâtes ? Y'a bien la télé...

Tu auras vite fait de te demander si ça vaut la peine, tout ce mal que tu te donnes pour continuer à vivre. Le premier emploi relativement partiel et +/- stable t'aurait-il fait croire que tu étais tiré d'affaire ? Guéri de l'exclusion ? Grand naïf, va. Se remettre le corps en état de marche, cela peut se concevoir. Remettre de l'ordre dans tes neurones, c'est une autre histoire. Et là, il faut te débrouiller seul, nul toubib pour te tenir la main.

En attendant, tu viens de faire une découverte : l'exclusion, coco, c'est pour la vie. Rappelle-toi, dans le chapitre sur la rue la descente aux enfers est assimilée à un lavage de cerveau, à une séance de torture. Ce n'est pas pour faire joli. Tu peux effectivement te considérer comme grand invalide de guerre, même s'il n'y a personne pour te cloquer une zolie médaille sur le plastron. Tu aurais la prétention de sortir indemne de tes années d'exclusion ? Tu serais bien le premier à avoir trouvé une planque dans cette jungle.

Le seul truc qui peut te tirer d'affaire, c'est que si tu ne t'es pas trop imbibé de Villageoise tu as eu le temps de te bâtir une philosophie sur mesure. Ce n'était pas du temps perdu, c'est maintenant que cela va te servir. C'est le moyen de surnager à défaut de regagner la rive. Mais même avec des quenottes toutes neuves, un ulcère colmaté et des insomnies résolues, tu resteras toujours un peu bizarre au regard des autres.

Et ça, coco, les toubibs n'y peuvent rien.

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